La lune croissante éclaire les sommets environnants d’une lumière tamisée. Notre marche est régulière. Scandée par de profondes respirations, elle fait corps avec ce versant italien du mont-Blanc, si impressionnant et sauvage. Ici, c’est le royaume de la haute-montagne : séracs, crevasses, glaciers suspendus, raides parois s’assemblent harmonieusement, pour procurer des frissons aux visiteurs des lieux.
Devant moi, le halo de ma lampe frontale se brouille dans les nuées de mes lentes expirations. Arrêté comme le temps, qui à cette heure matinale se suspend à de furtives pensées. Mêlé aux rêves, confronté à la réalité, mon esprit divague. Bientôt, le nuage de fumée qui me précède se confond dans une épaisse brume. Je jette un oeil à droite, à gauche, je projette le faisceau de ma frontale. Partout il m’est renvoyé. Bercé par la brume, le somnolence me guette. Je tente de focaliser mon esprit, de comprendre comment se sont formées les sculptures du manteau neigeux : tantôt lisse, tantôt si irrégulier. Tout à coup, nous nous retrouvons dans un parterre de montagnes russes, miniatures. Étrange formation.
L’avant-veille, nous avons remonté le long glacier du Miage, après être passé dans l’alpage de Combal, bucolique et accueillant. Une fois la moraine atteinte, l’ambiance change. Elle devient minérale et hostile. Autour, les glaciers se retirent. Ils s’en vont, coulent vers d’autres horizons. Triste réalité. Réalité de notre ère anthropocènique. Rien ne se perd, tout se transforme. Mais nous, là-haut, nous perdons beaucoup : l’imaginaire de la blancheur, de l’immaculé, de la pureté. À la place, se substituent des montagnes noires, dangereuses de plus en plus tôt en saison. Il est encore temps pour gravir cette voie normale italienne du mont-Blanc, mais pour combien de semaines encore ? Même le gardien du refuge de Gonella ne peut l’anticiper. L’année dernière, il a dû fermer mi-juillet. Il espère tenir jusqu’au mois d’août, avec les importantes chutes de neige de l’hiver. Mais tout cela est devenu si imprévisible…
Les crevasses sont ici imposantes. Pour assurer la sécurité de la cordée, nous avons décidé de nous lier tous les quatre à la même corde. Notre longue caravane, seulement visible par quatre petite faisceaux lumineux, progresse vite. Hier, nous nous sommes reposés pour parfaire l’acclimatation, et nous en avons profité pour enseigner à nos clients quelques fondamentaux : enrayer une chute dans une pente de neige, progresser efficacement en utilisant la bonne technique de crayonnage en fonction de l’inclinaison de la pente et de la qualité de la neige, ou encore réaliser un mouflage et poser un corps mort pour sortir d’une crevasse.
Bientôt, nous nous retrouvons au milieu d’un chaos. Ici, une chute de sérac récente a balayé toute la pente. Des blocs de glace gros comme une voiture la parsème. Des frissons me gagnent, et j’accélère naturellement le rythme. Heureusement, je ne vois pas le sérac qui s’est déchargé de son gras hivernal. Cure printanière. Je l’imagine, et c’est un motif suffisant à accélérer la fuite. Nous ne sommes pas protégé par les vitre blindées du « Pas dans le vide » de l’Aiguille du Midi. Nous vivons la montagne, et elle nous transcende en partageant ses états d’âme par de régulière démonstration de force. Mais comme Sisyphe, comme des conquérants de l’inutile, nous y retournons, indéniablement. Qu’importe d’y être en amateur ou en professionnel, quelque chose d’immanent nous pousse à toujours y revenir. Dans cette histoire, la plus belle expérience est probablement celle de la transmission et du partage.
Aujourd’hui, nous ne monterons pas au sommet du Mont-Blanc. Le vent est trop fort, et toutes les cordées engagées finissent tôt ou tard par rebrousser chemin. C’est un apprentissage salvateur, probablement le plus important : celui du renoncement. Apprentissage de soi, de nos motivations profondes. Pourquoi montons-nous là-haut : pour le sommet, le trophée, ou pour l’expérience du hors-quotidien et de l’immatériel ? Des questions qu’il faut se poser avant de projeter l’ascension du mont-Blanc. Trop peu se les posent, et considèrent cette montagne comme un produit de consommation. Le mont-Blanc s’approche et se mérite. Il ne devrait pas être le rite initiatique qui ouvre les portes de cet univers extraordinaire, mais la consécration d'un long chemin : celui de l'apprenti alpiniste. C’est pourquoi notre bureau des guides ne propose plus de mont-Blanc secs, mais des stages de préparation d’au moins 6 jours, avec l’ascension d’un autre 4000 pour bien s’y préparer.